MEDITATION GRISÂTRE
Sous le ciel pluvieux noyé de brumes sales,
Devant l’océan blême, assis sur un îlot,
Seul, loin de tout, je songe au clapotis du flot,
Dans le concert hurlant des mourantes rafales.
Crinière échevelée ainsi que des cavales,
Les vagues, se tordant, arrivent au galop,
Et croulent à mes pieds avec de longs sanglots
Qu’emporte la tourmente aux haleines brutales.
Partout le grand ciel, le brouillard et la mer,
Rien que l’affolement des vents balayant l’air.
Plus d’heures, plus d’humains, et solitaire, morne,
Je reste là, perdu dans l’horizon lointain
Et songe que l’Espace est sans borne, sans borne
Et que le temps n’aura jamais…jamais de fin.
Jules Laforgue
Plongée
Au soleil la mer est douce
comme un écran de satin
à sa surface je me pousse
nageant comme un poussin
mais le poussin gagne ses ailes
et le poussin devient poisson
et je m’envole hirondelle
vers les rochers au plus profond
je regarde mes congénères
se déplaçant vifs ou lents
ils sont à l’aise et me tolèrent
à leurs côtés barbotant
des herbes couvrent la rocaille
le paysage est délicieux
mais à la fin vaille que vaille
je dois remonter vers le ciel
Raymond QUENEAU
Voici monter la mer
L’eau brumeuse de la rivière
S’éveille dans le matin clair.
Du fond calme de l’estuaire
Voici monter, monter la mer.
Elle entre au cœur de la vallée
Comme un brusque jet de sang fort,
Et sa rude haleine salée
Ressuscite le pays mort ;
Et la vieille ville assoupie,
Tréguier, Pontrieux ou Quimper
Tressaille, comme si la vie
Montait en elle avec la mer ;
Et les barques, dont les mâts penchent
Si tristes, au pied des remparts,
Sentent soudain vibrer leurs planches
Comme à l’appel des grands départs…
Anatole Le Braz
Histoire de pirates
Trois des nôtres à flot balancés dans le pré.
Trois des nôtres dans l’herbe à bord d’un gros panier.
Soufflent dans le printemps les vents qui sont dans l’air.
Les vagues dans le pré sont vagues de la mer.
En étant embarqués, où tenter la conquête,
guidés par une étoile et bravant la tempête ?
En route pour l’Afrique, installés à la barre,
Pour Babylone ou Rhode Island, ou Malabar ?
Voici une armada qui nage dans la mer
Bétail sur la prairie tout à fait enragé,
Qui charge en mugissant ! Vite il faut nous sauver :
le perron est le port, le potager la terre.
Robert Louis Stevenson
Le relais
En voyage, on s’arrête, on descend de voiture ;
Puis entre deux maisons on passe à l’aventure,
Des chevaux, de la route et des fouets étourdi,
L’oeil fatigué de voir et le corps engourdi.
Et voici tout à coup, silencieuse et verte,
Une vallée humide et de lilas couverte,
Un ruisseau qui murmure entre les peupliers, –
Et la route et le bruit sont bien vite oubliés !
On se couche dans l’herbe et l’on s’écoute vivre,
De l’odeur du foin vert à loisir on s’enivre,
Et sans penser à rien on regarde les cieux…
Hélas ! une voix crie : “En voiture, messieurs !”
Gérard de Nerval
LA FABLE DE LA MER A BOIRE
Un jour que Moluan s’en allait à la foire,
Il vit tant de poissons en mer qu’il se sentit
Soudain un furieux appétit.
S’il n’y avait plus d’eau, pensa ce grand penseur,
Je pourrais prendre les meilleurs.
Il entre dans la mer et commence à la boire.
Or, le reflux chassait la marée du rivage.
Tiens, se dit Moluan, j’en ai bu tant de tasses
Que la mer est déjà plus basse.
Je vais la boire tout entière jusqu’au fond,
Ainsi j’aurai tous les poissons,
Je passerai, aux yeux des hommes, pour un Sage.
Vint à passer par là Tjolaï le pêcheur
Qui surprend le buveur.
Idiot, fait Tjolaï, qu’as-tu donc dans la tête ?
Peut-on être aussi bête !
Jamais l’océan ne s’assèche.
Si tu veux du poisson, prends ton arc et tes flèches.
Anonyme populaire ancien – Îles Salomon
Mer montante
Le soleil semble un phare à feux fixes et blancs.
Du Raz jusqu’à Penmarc’h la côte entière fume,
Et seuls, contre le vent qui rebrousse leur plume,
A travers la tempête errent les goëlands.
L’une après l’autre, avec de furieux élans,
Les lames glauques sous leur crinière d’écume,
Dans un tonnerre sourd s’éparpillant en brume,
Empanachent au loin les récifs ruisselants.
Et j’ai laissé courir le flot de ma pensée,
Rêves, espoirs, regrets de force dépensée,
Sans qu’il en reste rien qu’un souvenir amer.
L’Océan m’a parlé d’une voix fraternelle,
Car la même clameur que pousse encor la mer
Monte de l’homme aux Dieux, vainement éternelle.
José-Maria de Hérédia
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine.
Joachim Du Bellay
LE VOYAGEUR ET SON OMBRE
Un voyageur pensif en fronçant fort son front
contemplait la nature énorme énorme chose
pleine de mystères et de contradictions
pleines de boules puantes et de fleurs écloses
Tout autour s’étendaient les prés et la verdure
les volcans les jardins les rochers et l’azur
les forêts les radis les oiseaux les pinsons
les golfes les déserts les bœufs les charançons
Et le penseur pensif toujours fronçant sa hure
contemplait contemplait contemplait la nature
Il se mit à pleuvoir Alors le voyageur
ouvrit son parapluie et regarda quelle heure
il était à sa montre et reprit son chemin
en murmurant tout bas : moi je n’y comprends rien.
Raymond Queneau
L’aventure
Les mâts qui se balancent
dans ce grand port de la Manche
n’emporteront pas l’écolier
vers les îles des boucaniers
jamais, jamais, jamais
il n’eut l’idée de se glisser
à bord du trois – mâts qui s’élance
vers le golfe du Mexique
il le suit sur la carte
qui bellement se déplace
avant les longitudes
vers Galveston ou Tampico
il a le goût de l’aventure
l’écolier qui sait regarder
de si beaux bateaux naviguer
sans y mettre le pied
sans y mettre le pied
Raymond Queneau